Limitless Post Haïti
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Port-au-Prince, le 23 mai 2025.-
Les débats qui se font autour de la publication de l’avant-projet de la nouvelle constitution confirment les inquiétudes que j’avais déjà exprimées sur la capacité du Groupe de travail sur la constitution (GTC) et du comité de pilotage de la conférence nationale à offrir à la nation une œuvre à la fois légitime, crédible et techniquement valable.
D’entrée de jeu, je dois souligner que le comité de pilotage s’est complètement démarqué de la conception du GTC de la réforme constitutionnelle et de ses recommandations sur la question. Contrairement à la démarche de révision prônée par ledit groupe de travail, le comité de pilotage opte pour l’élaboration d’une nouvelle constitution.
Par Kedlaire AUGUSTIN
Par cet acte, le comité de pilotage de la conférence nationale corrige les bévues et les erreurs d’appréciation du groupe de travail sur la constitution qui, bizarrement, évoquait des arguments juridiques erronés pour justifier la compétence des autorités actuelles à réviser ou amender la constitution en vigueur en dehors des formalités procédurales prévues en la matière. L’ on se rappelle que, dans son argumentaire développé dans son rapport de travail, le GTC avait piteusement confondu les notions de « révision constitutionnelle » et de » nouvelle constitution “.
Mes premières réserves sur cet avant-projet de constitution portent sur son préambule. En effet, celui-ci n’est pas un simple ramassis d’idées, de formules et de symboles, transposables d’une constitution à une autre. Il est cette partie d’une charte constitutionnelle qui exprime l’état d’esprit de la population, les motivations du constituant et surtout le contexte sociopolitique dans lequel celle-ci a pris naissance. En général, il expose les aspirations ou les sensibilités historiques et émotionnelles d’un peuple. En ce sens, il revêt une importance exclusive.
Cela étant dit, la réforme constitutionnelle en cours n’est pas le projet d’une simple révision, mais celui d’une nouvelle constitution. En tant que telle, elle doit, dès son préambule, exprimer une certaine rupture entre l’ordre ancien que la population conteste et l’ordre nouveau auquel elle aspire. Malheureusement, les auteurs de l’avant-projet de la nouvelle constitution ne font que transposer le contenu du préambule de la constitution de 1987 amendée dans l’avant-projet de la nouvelle constitution, avec de légères modifications, se rapportant, notamment, à la promotion de la lutte pour l’intégration de la jeunesse.
Ce manquement sous-entend qu’il n’y a aucune situation nouvelle, aucun événement marquant, aucune raison déterminante qui justifieraient la démarche des autorités intérimaires de doter le pays d’une nouvelle charte et de croire que celle-ci serait effectivement une constitution annonciatrice d’un nouveau départ, comme l’affirment les membres du comité de pilotage de la conférence nationale et comme doit l’attester son dispositif. Cette irrégularité risque d’effriter davantage la crédibilité et la légitimité du susdit avant-projet de loi dont les travaux préparatoires réalisés par le GTC étaient incontestablement un fiasco total.
Cette stratégie légistique
n’est pas une exigence technique, encore moins l’accomplissement d’une simple formalité procédurale. Elle est aussi une exigence politique et psychologique, découlant des enjeux politiques inhérents à toute initiative du genre. Elle vise à rassurer la population, à susciter son intérêt et à provoquer chez elle une certaine prédisposition à accueillir favorablement les propositions formulées dans le dispositif de l’avant-projet de la constitution.
Enfin, elle vise à poser le cadre du débat constitutionnel, à susciter la curiosité des citoyens et à provoquer leur adhésion, à la fois, a la phase des débats et à celle de son approbation par référendum.
Il est évident qu’il y a une grande différence entre le contexte d’élaboration de la constitution de 1987 et celui de l’avant-projet de la nouvelle constitution. Malheureusement, cette dissociation n’ est pas clairement exprimée dans son préambule. Sur le plan stratégique et légistique, ce dernier ne relate pas les motifs historiques et politiques qui permettent aux générations futures d’apprécier la nécessité et l’ opportunité de doter le pays d’une nouvelle constitution. Il ne permet pas non plus d’apprécier la cohérence et la pertinence des différents articles insérés dans le dispositif dudit avant-projet par rapport à sa philosophie, ses objectifs et sa finalité.
Les lacunes relevées dans l’avant-projet de la nouvelle constitution ne sont pas seulement d’ordre technique et légistique. Elles sont également d’ordre culturel, politique et stratégique. On y dénote un manque de rigueur dans l’utilisation des concepts, dans la numérotation et la répartition des articles et une certaine imprudence dans la répartition des compétences entre les différents pouvoirs et les différentes institutions républicaines de l’État.
Les rédacteurs de l’avant-projet de la nouvelle constitution ont, certes, consenti un effort assez louable pour corriger certaines lacunes techniques contenues dans certains articles de la constitution de 1987 amendée, mais certaines fautes grossières sont passées inaperçues et sont inconsciemment reproduites dans le projet de la nouvelle constitution.
Par ailleurs, l’ analyse du dispositif de l’ avant-projet de la nouvelle constitution révèle que ses rédacteurs proposent au peuple haïtien un retour au présidentialisme fort comme alternative au parlementarisme non rationalisé institue par la constitution en vigueur et à l’instabilité politique chronique qui affecte le développement du pays et la transition démocratique depuis son adoption. Comme ce fut le cas pour le pouvoir exécutif au lendemain du départ de la dictature duvaliériste, le pouvoir législatif est complètement édenté dans ce régime politique.
Ce nouveau régime fait du Président de la République, à la fois, le chef de l’Etat, du gouvernement ( avec pouvoir de nommer et de révoquer les ministres), de la diplomatie, des forces armées et de la police, pour ne citer que ces prérogatives-là. Le conseil constitutionnel est appelé à trancher n dernier resort es contestations électorales, mais le pouvoir judiciaire qui est appelé à jouer un rôle important pour la promotion de l’ Etat de droit ne présente pas de garantie d’indépendance suffisante.
Cet avant-projet de constitution affiche les velléités du comité de pilotage de faciliter la mise en œuvre de l’action gouvernementale, de renforcer les collectivités territoriales, de rendre la décentralisation plus effective et plus efficace, de rendre l’Etat moins budgétivore, plus efficace et plus développementiste. Ce sont précisément ces motifs qui auraient dû être techniquement retrouvés dans le préambule.
Pour compenser le déséquilibre qui existe au niveau des rapports des pouvoirs publics, les rédacteurs de l’avant-projet de la nouvelle constitution renforcent les collectivités territoriales. Désormais, celles-ci jouissent de l’autonomie administrative et financière. Elles sont renforcées par une nouvelle autorité qui porte le nom de gouverneur. Celui-ci ne remplace pas, à proprement parler, le délégué départemental, figure politique qui représente le pouvoir central au niveau des collectivités et qui, souvent, dispose de plus de pouvoir et de plus de moyens financiers que les membres des pouvoirs locaux.
Tout en essayant de limiter le poids de la politique dans la gouvernance du pays, cet avant-projet de loi confié à l’Etat et aux collectivités territoriales une plus grande autonomie et plus de responsabilités dans la gestion administrative et le développement du pays. Ce qui, à mon avis, a toujours été le crédo de ceux et celles qui s’opposent à la pernicieuse et compromettante tendance de réduire le pays à la république de Port-au-Prince.
Par ailleurs, certaines questions spéciales se rapportant à la nationalité, aux forces de l’ordre ( l’ armée et la police), à la lutte contre la corruption et au mécanisme de formation du pouvoir judiciaire et des institutions indépendantes sont abordées avec beaucoup de légèreté dans l’avant-projet de la nouvelle constitution. La conception et la structuration des articles y relatifs sur les plans numérique, légistique et littéraire, peuvent donner lieu à des confusions et à des interprétations diverses.
En effet, les rédacteurs de l’avant-projet de la nouvelle constitution n’ont pas résolu le problème de coordination observé entre les différentes institutions qui interviennent dans la lutte contre la corruption et le contrôle de la gestion des comptables et ordonnateurs publics. En dépit du fait que cette question constitue l’une des plus grandes préoccupations du peuple haïtien actuellement, elle n’occupe pas une grande place dans ce projet de nouvelle constitution. Aucune emphase n’est mise sur la lutte contre la corruption ni dans le préambule ni dans le dispositif dudit avant-projet. Ils se contentent de conférer un statut constitutionnel à l unite de lutte contre la corruption ( ULCC ).
Avec un contrôle parlementaire fantoche et sans conséquence réelle sur les rapports du pouvoir législatif avec le pouvoir exécutif et sur la gestion administrative et financière des collectivités territoriales, le Président de la République et son gouvernement disposent d’un boulevard qui leur permet d’utiliser comme bon leur semble les fonds du trésor public. Ce qui risque d’entraîner des conséquences néfastes sur la lutte contre la corruption et qui peut, à l’avenir, constituer une source d’instabilité pour le pays.
Quand on sait que le pouvoir exécutif jouissait déjà d’une certaine omnipotence réelle par rapport à l’omnipotence théorique du parlement et eu égard à la tradition présidentialiste qui a marqué toute l’histoire politique de ce pays, on a suffisamment de raisons de craindre que le caractère révolutionnaire de l’avant-projet de constitution conduise à la restauration de la dictature ou à la perpétuation de l’instabilité politique dans le pays.
Cette absence totale d’ équilibre entre les pouvoirs de l ‘Etat et la prépondérance du Président de la république dans toutes les grandes décisions devant engager la nation peuvent provoquer des formes de résistance préjudiciables non seulement à la stabilité institutionnelle de l’État, mais encore au progrès du pays et à l’ensemble du processus démocratique. Obsédé de combattre les chantages et les irrationalités du pouvoir législatif, l’avant- projet de la nouvelle constitution risque d’opérer le transfert de la dictature du parlement au palais national.
C’est, malheureusement, avec ce même état d’ esprit, cette même immaturité démocratique que le constituant de 87 avait abordé la question de la gouvernance politique de l ‘ État au lendemain du départ de Jean Claude Duvalier. Décidément, à trop vouloir écarter les techniciens qui maîtrisent le Droit constitutionnel des réflexions sur le problème constitutionnel haitien et à trop vouloir rechercher des solutions faciles, l’ on risque constamment de graviter autour de la démocratie sans jamais y accéder réellement. « Dans les mêmes circonstances, les mêmes causes produisent les mêmes effets ».
Toutefois, ma probité intellectuelle et mon envie de voir Haïti sortir de cette impasse douloureuse me commandent de reconnaître, avec courage, que cet avant-projet de constitution n’est pas aussi exécrable qu’ on le prétend. Il présente quelques points positifs. On dénote une certaine volonté de la part du comité de pilotage de présenter un texte plus clair, plus précis, plus concis et plus simple.
On dénote également une certaine volonté de sa part d’éliminer les chantages politiques qui polluaient les rapports du pouvoir exécutif avec le pouvoir législatif, de réglementer le fonctionnement des partis politiques, de structurer l’opposition. Dans des circonstances normales, les faiblesses de l’ avant-projet de la nouvelle constitution, aussi fondées qu’elles puissent être, ne devraient pas le remettre en question dans sa globalité. Aucune œuvre humaine n’est parfaite.
Après tout, il s’agit d’un draft, d’une ébauche de projet de société qui, justement, est faite pour être critiquée, débattue et bonifiée. Le problème fondamental est que cet exercice sera effectué non seulement en fonction de la consistance technique de l’avant-projet, mais aussi et surtout en fonction des enjeux des luttes de pouvoirs. Mes nombreuses mises en garde et mes propositions n’ont pas été prises par décideurs politiques.
L’ aggravation du climat sécuritaire du pays, le contexte politique actuel, le déficit de légitimité des autorités intérimaires, les irrégularités observées dans la méthodologie adoptée par le groupe de travail sur la constitution et par le comité de pilotage de la conférence nationale et surtout le fait de ne pas mettre sur pied une assemblée constituante pour diriger les travaux préparatoires de la nouvelle constitution, sont autant de facteurs externes qui contribuent, à coup sûr, à saper la crédibilité et la légitimité de cet avant-projet de nouvelle constitution.
23 mai 2025
Me Kedlaire Augustin
Ancien président de la réforme constitutionnelle du Sénat de la république*